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Benoit Solès : « Ma rencontre avec Alan Turing »

Hélène Kuttner 31 octobre 2018
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©Perroud

Dans « La Machine de Turing » au Théâtre Michel depuis début octobre, le comédien fait un triomphe. Il incarne, face à Amaury de Crayencour,  le génial mathématicien anglais, père de l’informatique moderne et décrypteur de la fameuse machine de guerre nazie « Enigma », qui fut aussi condamné par la justice britannique pour son homosexualité. Une pièce écrite par lui-même, qui fit le « buzz » cet été au Festival d’Avignon et dont le succès phénoménal se prolonge cette saison. Dans une interview passionnée, il nous livre les sources de ce projet très personnel.

Vous attendiez-vous à un tel succès ?

-Non ! Je suis très surpris par ce succès. Cette idée de travailler sur Turing est assez ancienne. Je suis tombé par hasard sur son histoire il y a six ou sept ans alors que je faisais des recherches autour de la symbolique de la pomme. Je vois la pomme de Newton, celle du savoir, et je vois tout en bas de ma recherche sur Wikipédia la pomme d’Alan Turing. Je découvre qu’il est référencé sur des sites de mathématiques et d’informatique, mais qu’il n’y a pas grand-chose pour le grand public, ce qui est étonnant par rapport à l’ampleur du personnage. C’était bien avant que le film ne sorte. Je vois aussi la pétition d’un professeur de maths, militant gay, qui a lancé une pétition pour réhabiliter Turing. La pétition aboutit et les gens de la communauté gay se mobilisent. A l’époque, le Premier Ministre anglais demande pardon mais ne peut enfreindre la loi qui condamnait depuis 1885 les homosexuels. Trois ans plus tard, la Reine a le pouvoir de le faire. 

©Nonn

Depuis vous vous êtes saisi du sujet ?

-Oui, je me mets à travailler et à réaliser 7 ou 8 versions avec ce militant gay qui raconte l’histoire de Turing par des flash-back. Je m’imaginais à l’époque jouer le militant à l’époque de sa réhabilitation. Mais je bloquais. Dans une autre version, je raconte la rencontre de Turing avec le psychanalyste auquel il se confie à la fin de sa vie pour supporter sa castration chimique, avant de croquer dans la pomme empoisonnée. Il y avait là un potentiel dramatique et émotionnel très fort. Sur ce principe de Turing au crépuscule de sa vie, livrant son témoignage à un ami bienveillant et au public, avant de se donner la mort, je me mets à écrire un texte. Très vite, les choses se sont emballées. Je confie la pièce à Tristan Petitgirard, metteur en scène de mon dernier spectacle, qui la donne à lire au producteur Thibault Houdinière. Ce dernier souhaite le co-produire et me confie la salle de Théâtre Actuel à Avignon, alors que d’autres producteurs souhaitent aussi s’engager et que l’Avant-Scène me propose d’éditer la pièce. D’autres théâtres m’offrent immédiatement de travailler en résidence pour monter le spectacle, bref, tout se met à exploser en même temps.

Comment s’explique cet emballement ? 

-C’est un personnage cathartique qui correspond à un besoin de reconnaissance auprès du grand public. Mais on aurait pu aligner une vingtaine de dates seulement en tournée et aucune reprise à Paris. Or ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Le jour de la première à Avignon il y avait 40 personnes dans la salle, la seconde il y en avait 90, la troisième 150 et le quatrième jour c’était plein ! Cela dépassait toutes mes espérances ! Le spectacle va se jouer à Dubaï, à Nouméa, à la Réunion, aux Etats-Unis, c’est incroyable. Et le public est en même temps intéressé par le sujet, et touché. Les gens me disent : « Vous avez parlé à ma tête parce que j’ai appris des choses, et à mon coeur ! » car la puissance du personnage est bouleversante. Pas uniquement pour les gays, les matheux ou les passionnés d’histoire, il touche bien au delà. C’est cela la grande surprise, le spectacle touche à l’universel qui est en chacun de nous, en parlant de solitude, de différence, du regard que nous portons sur les gens qui sont différents de nous. C’est en cela que la pièce devient très forte. Tristan Petitgirard, le metteur en scène, l’a montée de manière très fluide, dans la joie et dans une relation très simple avec les comédiens. Je suis parti en Angleterre pour prendre des photos des endroits ou Turing a vécu, le décor s’est monté avec les vidéos, les dessins, les croquis du mathématicien. Tout ce qui est montré est vrai. Si je croyais aux forces paranormales, je croirais volontiers qu’une bonne fée s’est penchée sur ce projet !

©Fabienne Rappeneau

Comment passe-t-on de Cyrano de Bergerac, que vous aviez joué au Théâtre 14, à Alan Turing ? On a l’impression que vous êtes devenu le personnage tellement votre interprétation est saisissante.

-C’est curieux ce que vous dites, car sans le comparer au chef-d’oeuvre d’Edmond Rostand, le personnage de Turing est aussi un anti-héros, homo, bègue, enfermé dans son monde, mais qui possède une très grande dimension. Celle du martyre, dont le courage, la dignité, la dérision sont peu communes. Il est à la fois fragile et immensément fort. J’ai travaillé beaucoup pour rendre compte de cette complexité; j’ai fait beaucoup de recherches et je me suis préparé physiquement, j’ai perdu beaucoup de poids, 15 kg, pour ressembler à ce matheux marathonien.  

C’est une préparation à la Robert de Niro, radicale !

-C’était pour moi nécessaire d’avoir cette sécheresse, cette fragilité physique pour incarner le personnage. Je ne pouvais pas être robuste, en pleine santé. Et puis, à mon âge, c’est une vraie rencontre avec un personnage dans une pièce que j’ai écrite et que j’interprète. C’est comme un devoir de mémoire vis-à-vis de lui. 

©Fabienne Rappeneau

Et pour l’écriture de la pièce ?

-Je ne veux pas me dénigrer, mais le talent d’écriture, s’il y en a, vient avant tout de ma connaissance du théâtre. Je sais ce que c’est qu’une bonne histoire, je sais de quoi doit être constitué un bon rôle, une bonne réplique, un bon rythme dramatique. Cela fait vingt-cinq ans que je suis dans le métier. Avec une telle histoire, un tel personnage, j’ai eu une envie politique, émotionnelle, de porter ce message. Il fallait un peu d’habileté, mais l’histoire était très riche. Eric-Emmanuel Schmitt m’a tout de même confié, après avoir vu le spectacle, qu’il n’y avait rien de plus difficile que de raconter une histoire avec un grand destin. En tous cas, tout ce qui est raconté dans la pièce est vrai. Je me suis servi de ses lettres et de sa biographie, et le Turing que j’incarne, fragile, bègue, est tel que je le vois, très différent du Turing du film anglais « Imitation game » sorti en 2015. Turing est condamné par la loi britannique de 1885, comme Oscar Wilde, pour pratique homosexuelle, mais contrairement à Wilde qui choisit la peine de deux ans de prison assortie de travaux pénibles, Turing opte pour la castration chimique. Comme si les traitements à base d’oestrogènes, la féminisation du corps allaient modifier son homosexualité ! Turing a pris ce traitement, n’a plus eu accès à l’Université ni à ses travaux, et a fini par croquer une pomme empoisonnée au cyanure. C’est d’ailleurs probablement celle du logo d’Apple, bien qu’ils le démentent. Il a fallu attendre les années 1970 pour reparler d’Alan Turing, précurseur de l’ordinateur moderne, et qui reste encore trop peu connu du grand public.

Hélène Kuttner 

 

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